VOYAGE DANS LE COMA (2007)

Le mot coma vient d’un mot grec qui désigne un « sommeil profond ». En espagnol, en revanche, « coma » veut dire « virgule »! Deux significations différentes qu’on peut pourtant relier à une même idée: dans la vie, comme dans une phrase, le coma marque un « temps de pause ». C’est-à-dire un arrêt sur image? Ou un arrêt sur l’existence? En tous les cas, vivre un coma permet de prendre du recul sur sa vie, de la comprendre mieux. Susana, Sébastien et moi-même avons vécu cette expérience. Avec ce projet intitulé « Voyage dans le coma », j’ai voulu permettre à chacun de nous trois de transcrire ce que le corps, l’esprit et l’âme peuvent ressentir durant ce « temps de pause » forcé. Et, pour chacun, cela se présente sous la forme d’un diptyque, dont le premier volet transcrit, par la technique du collage Photoshop, les rêves, les douleurs, les peurs, tous les sentiments positifs ou négatifs ressentis lors d’un coma. Le second volet montre, à travers des portraits photographiques, comment le corps exprime ce moment à nul autre pareil.

«Voyage dans le coma», a été présenté au CHUV dans le cadre de l’exposition Face à la brûlure, du 8 septembre au 4 octobre 2007.


QUE D’ÉCLAIRS EN LA FORGE DE L’ÊTRE

L’amour fait preuve d’intelligence
quand il contribue à construire chez l’enfant,
chez l’ami, chez la compagne ou le compagnon,
une enveloppe souple et ferme
qui le délimite et l’unifie…
une peau vivante pour ses pensées
Didier Anzieu

Sous vos yeux, dix photographies. Je tenterai d’exprimer brièvement ma lecture de celles-ci dans le seul but de l’échanger avec votre propre lecture.

Pour ce faire, alternativement, je m’approcherai et m’éloignerai des épreuves et me ferai l’explorateur d’une contrée illimitée dont pourtant les frontières ont noms de peaux. A commencer par l’objet photo qui, avant d’être tirage, est peau, pellicule, mince feuillet servant de support à la couche sensible destinée à être impressionnée. La pellicule peut être mauvaise, la bobine se coincer ou prendre le jour et le feu du jour devenir cet accident qui vient brûler la pellicule et détruire le désir d’image. Si tout se passe bien, on peut, comme au réveil on raconte son rêve, développer le film, le visionner, en refaire le montage, l’exposer au regard. Si tout se passe bien, alors on a devant soi, comme moi à l’instant où j’écris, comme vous à l’instant où en regard de ces dix photographies vous me lisez, on a devant soi un corps d’image où présent l’image d’un corps qui s’adresse à vous et qui, pour être de la vie, vous parle, vous parle de lui mais aussi de vous, et se lève alors un autre corps : la peau de mots qui est à l’origine du bain de paroles où notre être se meut.

Je range les épreuves étalées sur la table, je m’éloigne. Plus tard, je reviens aux épreuves. Du bout des doigts je les fais glisser sur la table. Ce ne sont pas les images elles-mêmes qui me trouvent, ici, la plume en arrêt comme interdite… c’est le silence qui sourd de ces images… et dans ce silence, un craquement léger, si léger… Je crains de bousculer le cérémonial parce je veux apprendre. Pour cela, j’éloigne de moi la tentation de discourir sur l’esthétique de ces dix photographies parce que ce n’est pas leur beauté qui en ce moment me pénètre, c’est leur sacralité. En face d’elles, ce qui se lève en moi, c’est la crainte de réveiller les dormants, la crainte d’interrompre une prière, la crainte de mon impudeur. Quel rôle est le mien, quel témoin puis-je être ? Il me faut, il nous faut, au travers de ces images nécessaires, regarder des deux côtés de la peau.

Il y a dans ces trois exposés que sont les trois séries photographiques comme la matière même d’un rêve commun. Ce n’est pas ici la clameur de la douleur, c’est sa conscience, la conscience d’une scission intolérable que le rêve lui-même cherche à abolir dans le même temps qu’il ausculte la réalité et sa blessure. Dans Cité des immortels, Jorge Luis Borges nous montre des êtres passant leur temps à rêver. Rêver, c’est nier en effet qu’on soit mortel. Sans cette croyance nocturne dans l’immortalité d’au moins une partie du Soi, la vie diurne serait-elle tolérable ?

Sébastien, Susana, Vivian, ont séjourné au risque mortel. Ils ont accompli une trajectoire faite d’états de choc. Plongés au coma artificiel, ils ont franchi une frontière, conduits en un lieu d’outre-vie dont ensemble ils tentent ici de nous rapporter des signes. Tous trois devant nous dessinent une scène à l’aide d’un accessoire dont la présence requiert toute notre attention : une large enveloppe plastiqueEnveloppe énoncée, on songe à peau, écorce, tunique, carapace, armure, membrane, méninge, cloison, plèvre. Cette enveloppe transparente m’apparaît comme une matrice où l’être se tient en gestation dans l’attente d’une renaissance. La peau de la mère n’est-elle pas la première peau ? La lumière d’une peau entoure les corps exposés sur un noir charbon et apparaît comme autant de coups de couteau ou de brosse sur la toile d’un peintre. Il y a dans ces dix photographies un mouvement que contient un espace qui me fait songer à une forge. Ce qui y est plié, tordu, est un corps de souffrance qui témoigne d’un combat dantesque pour franchir en sens inverse la frontière et revenir vers nous chargé de cette lumière, pareille aux éclairs dans un ciel d’orage, revenir vers nous en témoin d’une ardente connaissance et sa force. On peut penser le lent travail de réparation, tant physique que psychique, mais ce qui nous est donné à voir ici est la résurrection même.

Sébastien, Susana et Vivian émergent à ma vue en demi-dieux.

Ces dix photographies font de notre œil l’outil d’un questionnement :

Que signifie pour nous la ressemblance ? Que regardons-nous en l’Autre quand nous ne nous attachons qu’à en mesurer les apparences rassurantes ? L’exceptionnelle valeur de ces images est de nous tendre la vraie nudité. Un vrai regard pur de toute séduction nous interroge. Nous regardons. La vraie lecture commence…

Jacques Roman
14 juillet 2007