L’ ÎLE DE LA DÉSOLATION (2021)

Hier il a plu. Aujourd’hui il pleut. Demain il pleuvra… Tel fut le leitmotiv cet été 2021 en Suisse. Avec entre autres conséquences une montée inédite des eaux de nos lacs. Celui de Neuchâtel est ainsi passé de son niveau habituel de 429,5 mètres à celui de 430,73 mètres. Jauge record atteinte le 19 juillet, dépassant de 30 cm celle recensée en 2015!

Un lac dont le niveau s’élève de plus d’un mètre, cela laisse évidemment des traces. Notamment dans nombre de campings qui bordent ses rives. Celui de la commune de La Tène en fait partie. Niché entre les rives du lac et les berges du canal de la Thielle (qui fait le lien avec le Lac de Bienne), il est composé de deux parcelles. L’une «sur terre» et l’autre «sur l’eau». Cette dernière, que tous les habitués du camping appellent «L’île», se trouve plusieurs dizaines de centimètres plus bas que le reste du site. La plupart des caravanes et autres Mobile-homes qui s’y trouvent ont donc été inondés. Et comme les conditions climatiques désatreuses ont persisté jusqu’au début du mois d’août, l’eau y a stagné plus de 10 jours.

Le 2 août, alors que le soleil réchauffe un peu l’atmosphère, sur «L’île» tout n’est que désolation! A cette date, en temps normaux, le camping grouille de vie. Mais là, aucun cri d’enfant, aucuns rires de résidents prenant l’apéro, aucun baigneur, aucun touriste de passage. Pas de queue devant les échoppes du vendeur de crêpes ou du marchand de glaces. Rien… Et, en lieu et place des effluves de viande grillée, ne règne ici qu’une forte odeur de moisi. Qui marche dans ce morne paysage s’enfonce partout dans la boue. Et à maints endroits d’importantes flaques d’eau persistent. Elles se sont transformées en véritables étangs où les algues, les larves de moustiques et les grenouilles ont trouvé un terrain à leur goût.

Sur les parois des caravanes, sur le mobilier extérieur et même sur les haies de buis ou de thuyas, des traces témoignent de la hauteur atteinte par les eaux. C’est à peu près propre ou vert en dessus de cette limite, sale ou d’un beige lavasse en dessous. Il y a du désordre dans tous les coins : des meubles de jardins qui traînent, des planches à voile abandonnées à leur sort, des tapis et des matelas détrempés. Tous ces objets, et maints autres, sont trop détériorés par l’humidité pour éviter de finir au fond de l’immense benne mise à disposition des résidents pour éliminer l’irrécupérable. Elle trône près de l’entrée du camping comme le signe avant-coureur du désespoir de ceux qui jettent dans son ventre affamé les vestiges de leur rêve brisé.

Pour certains résidents, c’est en effet un monde qui s’effondre. A l’image de Markus et Ruth*. Tous deux ont 83 ans, et l’avenir qu’ils imaginaient, c’était que leurs petits-enfants reprennent la caravane et que perdure cette aventure commencée il y a 65 ans! Ce couple de bernois, elle vendeuse, lui maçon, habitaient dans les années 1950 une tour d’habitation dans le quartier de Gäbelbach, dans la banlieue ouest de la capitale. Leur envie de nature les amène un jour à La Tène, pour une baignade. L’endroit leur plaît tellement qu’ils y reviennent souvent pour camper sous la tente. En 1969, ils franchissent le pas et achètent une caravane. Avec elle, ils seront les premiers à franchir le petit pont qui permet d’accéder à «L’île» et à s’y installer.

Depuis, ils ont passé là en famille, sans aucune exception, toutes leurs vacances d’été. Aujourd’hui c’est une immense tristesse qui se lit dans leurs yeux. Les dégâts sont trop importants pour sauver la caravane, et leur compagnie d’assurance ne leur propose aucun dédommagement car elle est trop vieille. Alors que Markus s’emploie donc à la démolir, Ruth raconte qu’ils possèdent maintenant une maison à Berne, avec un jardin et des poules. Markus y a creusé un sous-sol et l’a aménagé pour que toute la famille puisse se retrouver pendant les fêtes ou les vacances. Mais pour eux, ainsi que pour tous ceux et celles qui ont également tout perdu et vont définitivement quitter les lieux, rien ne remplacera jamais l’ambiance du camping, les amitiés qui y ont été nouées et ce paysage qui les avait tant séduits.

Christophe Fovanna, journaliste

* Prénoms d’emprunt